Titrisation synthétique : la BAD s’allie à Société Générale pour doper sa capacité de prêt en Afrique

La Banque africaine de développement (BAD) ajoute une nouvelle pièce à son arsenal pour mobiliser le capital privé. Profitant des Journées du marché du Forum d’investissement africain à Rabat, l’institution a mandaté Société Générale comme conseiller principal pour structurer une plateforme de titrisation synthétique multi-initiateurs, présentée comme une « nouvelle génération » de solutions de transfert de risques. Objectif : libérer de la capacité de prêt sur son bilan et celui d’autres banques de développement, afin de financer davantage de projets sur le continent sans gonfler mécaniquement leurs besoins en capital réglementaire.
Baptisée SST (Synthetic Securitization Platform), cette plateforme se veut l’évolution la plus ambitieuse du programme Room to Run, lancé par la BAD en 2018 pour expérimenter des opérations de transfert de risque de crédit à grande échelle. Là où Room to Run reposait sur des transactions ponctuelles, la nouvelle structure vise à créer un véhicule renouvelable et évolutif, capable d’absorber progressivement des portefeuilles de prêts provenant de plusieurs institutions de financement du développement.
Un instrument clé pour libérer du capital réglementaire
Le principe de la titrisation synthétique est bien connu des marchés : au lieu de céder physiquement des actifs, l’institution conserve les prêts à son bilan mais transfère le risque de crédit à des investisseurs via des dérivés de crédit ou des garanties structurées. En échange de cette protection, elle paie une prime et peut obtenir un allègement de ses exigences en fonds propres, sous réserve de l’accord du superviseur.
Pour la BAD et les autres institutions qui rejoindront la plateforme, l’intérêt est double. D’un côté, elles peuvent réduire la consommation de capital liée à des portefeuilles existants, en particulier sur des expositions jugées matures et performantes. De l’autre, elles libèrent des marges de manœuvre pour réallouer ce capital à de nouveaux projets, notamment dans les infrastructures, l’énergie, l’agro-industrie, le financement des PME ou la finance climatique.
En langage de banque de développement, il s’agit de transformer un stock d’actifs déjà financés en levier de prêt supplémentaire, sans dépendre uniquement de nouvelles augmentations de capital ou d’émissions obligataires massives.
Société Générale en architecte d’un véhicule multi-initiateurs
Le choix de Société Générale comme conseiller principal n’est pas anodin. La banque française dispose d’une longue expérience en titrisation et en gestion structurée des risques de crédit, y compris sur des portefeuilles d’institutions de développement. Elle est appelée à jouer un rôle d’architecte sur la nouvelle plateforme : définition de la structure, calibrage des tranches de risques, identification des investisseurs cibles, dialogue avec les régulateurs et mise en place des documents juridiques.
La particularité de la plateforme SST tient à son ambition multi-initiateurs. Là où la plupart des transactions de titrisation synthétique restent attachées à un seul établissement, la BAD veut créer un cadre mutualisé permettant à plusieurs institutions (banques de développement régionales, agences bilatérales, voire banques commerciales engagées en Afrique) de transférer une partie de leurs risques de crédit dans un même véhicule.
Ce modèle doit permettre de constituer des portefeuilles de taille critique et de proposer aux investisseurs des expositions diversifiées sur plusieurs pays, secteurs et contreparties, ce qui peut améliorer le profil risque-rendement des tranches émises.
Attirer des investisseurs à grande échelle
En se dotant de cette plateforme, la BAD cible clairement la communauté des investisseurs institutionnels internationaux à la recherche de rendements différenciés : assureurs, fonds de pension, gestionnaires d’actifs spécialisés dans le crédit structuré ou dans l’impact investing.
La promesse est la suivante : offrir une exposition synthétique à des portefeuilles de prêts africains, sélectionnés et originés par des institutions de premier rang, avec des structures de tranching qui permettent de moduler le niveau de risque. Les tranches les plus junior absorbent les premières pertes, tandis que les tranches mezzanine et senior offrent des profils plus défensifs.
Pour ces investisseurs, l’enjeu est de se positionner sur des actifs liés au développement africain sans assumer directement le travail d’origination, de suivi et de structuration des projets. Pour la BAD et ses partenaires, il s’agit de “crowder in” des capitaux privés là où, historiquement, la charge du financement reposait quasi exclusivement sur les bilans publics.
Room to Run 2.0 : une montée en puissance assumée
La plateforme SST s’inscrit dans la continuité de Room to Run, programme emblématique qui avait déjà permis à la BAD de piloter des opérations de transfert de risques sur des portefeuilles de plusieurs milliards de dollars. Avec la nouvelle structure, l’institution panafricaine change d’échelle : l’objectif n’est plus seulement de réaliser quelques transactions significatives, mais de disposer d’un outil permanent, capable de s’ouvrir à d’autres banques de développement et de se réapprovisionner en actifs au fil du temps.
Cette évolution répond à un constat largement partagé : face à l’ampleur des besoins de financement en Afrique, qu’il s’agisse d’infrastructures, de transition énergétique ou de résilience climatique, les ressources publiques et quasi publiques resteront insuffisantes si elles ne sont pas utilisées comme catalyseur. La titrisation synthétique devient alors un maillon clé d’une stratégie plus large de gestion active du bilan, où chaque dollar de capital doit permettre de financer plusieurs dollars de projets.
Enjeux de transparence et de soutenabilité
Reste un défi majeur : éviter que la montée en puissance des structures de transfert de risques ne recrée des zones d’opacité similaires à celles qui ont fragilisé certains segments du crédit structuré avant la crise de 2008.
La BAD, qui se positionne comme institution de référence en matière de financement durable, devra démontrer que la plateforme SST reste conforme aux meilleurs standards de transparence : sélection rigoureuse des actifs, reporting détaillé, gouvernance claire, alignement des incitations entre originators, investisseurs et populations bénéficiaires.
La crédibilité de l’initiative dépendra aussi de la capacité à documenter l’impact réel des financements additionnels : nombre de projets supplémentaires rendus possibles, montants mobilisés auprès du privé, effets sur l’emploi, le climat, l’inclusion financière et la transformation des économies locales.
Un signal pour l’écosystème financier africain
Au-delà des montants et des structures, l’alliance entre la BAD et Société Générale envoie un signal au reste de l’écosystème financier africain : la sophistication des outils de marché n’est plus réservée aux économies développées. Les banques de développement régionales, les trésors africains et, à terme, les grandes banques commerciales du continent pourraient s’inspirer de ce type de montage pour optimiser leurs bilans, mieux gérer leurs risques et élargir leurs capacités de financement.
Si la plateforme SST tient ses promesses, elle pourrait devenir un référentiel pour d’autres initiatives de titrisation synthétique en Afrique, contribuant à rapprocher le continent des grandes tendances internationales en matière de gestion du capital et de mobilisation des investisseurs privés.
Dans un environnement où chaque point de capital compte, la BAD choisit de jouer la carte de l’innovation financière structurée. Reste désormais à convaincre les régulateurs, les investisseurs et les marchés que cette “nouvelle génération” de titrisations sera un accélérateur de développement, et non un simple exercice d’ingénierie comptable.
Patrick Tchounjo



