Africa Investment Forum 2025 : l’Afrique n’a plus le temps, il manque des centaines de milliards pour les routes et le climat

À Rabat, où se sont tenus du 26 au 28 novembre derniers les Market Days 2025 de l’Africa Investment Forum, le ton est tombé d’un cran. Moins de discours protocolaires, plus de chiffres bruts. Décideurs politiques, investisseurs et responsables du financement du développement ont reconnu ce que tout le monde sait mais que trop peu assument publiquement : l’Afrique court tout droit vers un mur d’infrastructures et de financement climatique si les capitaux ne sont pas massivement débloqués, et vite.
Réunis autour d’une table ronde de haut niveau sur le thème « Instruments de financement innovants au service de la transformation durable de l’Afrique », les intervenants ont lancé un appel qui ressemble davantage à une sirène d’alarme qu’à un simple message de clôture. Les modèles classiques de financement ne suffisent plus. Le continent a besoin d’entrer dans une nouvelle ère d’investissement, avec d’autres outils, d’autres acteurs, d’autres réflexes.
Un continent à +1 milliard d’habitants avec la moitié des infrastructures manquantes
La session, modérée par Zineb Sqalli (Boston Consulting Group), s’est ouverte sur un constat aussi simple que brutal. D’ici 2050, l’Afrique comptera un milliard d’habitants supplémentaires, dont plus de la moitié vivront dans des villes. Pourtant, le continent n’investit aujourd’hui qu’environ 75 milliards de dollars par an dans ses infrastructures, alors qu’il en faudrait 150 milliards chaque année.
Autrement dit, la moitié du besoin reste à découvert. Routes, ports, réseaux électriques, systèmes d’eau, infrastructures digitales : le déficit accumulé se creuse au moment même où la pression démographique et urbaine explose.
Et ce n’est que la première partie du problème. Sur le volet de la finance climatique, le gap est encore plus vertigineux. L’Afrique ne reçoit qu’environ 30 milliards de dollars par an, là où il faudrait 300 milliards pour adapter ses économies aux chocs climatiques, financer les énergies propres et renforcer la résilience des populations.
« Ce déficit est colossal, mais c’est aussi une grande opportunité », insiste Zineb Sqalli, en soulignant l’essor des financements mixtes, des obligations vertes islamiques, des véhicules d’investissement de la diaspora ou encore des nouvelles plateformes d’infrastructure. Il y a de la place pour les investisseurs qui aiment les rendements solides, à condition de regarder l’Afrique autrement qu’à travers le prisme de l’aide.
Sécurité alimentaire : traiter les petits paysans comme une classe d’actifs
Premier à prendre la parole, Obaid Saif Hamad Al-Zaabi, président de l’Autorité arabe pour l’investissement et le développement agricoles, a planté le décor en rappelant que le climat n’est plus seulement une affaire de sommets internationaux, mais un risque financier qui pèse directement sur les bilans.
Face à la hausse des chocs climatiques et de l’insécurité alimentaire en Afrique comme dans le monde arabe, il plaide pour une révolution silencieuse : considérer la chaîne de valeur de la sécurité alimentaire comme une classe d’actifs stratégique, au même titre qu’un portefeuille de projets d’infrastructures.
Il appelle à des garanties élargies, à des instruments de financement durables et à des véhicules spécialisés pour les petits exploitants agricoles, qu’il qualifie de moteurs du système alimentaire africain. Le paradoxe est connu mais rarement assumé aussi frontalement : ce sont eux qui nourrissent le monde, mais ils n’ont pas les moyens de se nourrir eux-mêmes.
La numérisation apparaît comme la clé de voûte de cette transformation. Sans données, pas de crédit structuré, pas de gestion fine du risque, pas d’appétit des investisseurs. Réduire l’asymétrie d’information devient un enjeu financier autant qu’agronomique.
“Multiplier par 100” : le cri d’alarme sur les projets bancables
Sur un autre registre, Amadou Hott, président du Conseil consultatif Afrique de Vision Invest et ancien ministre sénégalais de l’Économie, a mis le doigt sur le goulet d’étranglement que tout le monde connaît mais que peu veulent financer : la préparation de projets.
Selon lui, le vrai problème du continent n’est pas uniquement le manque d’argent, mais le manque de projets bancables, bien structurés et réellement prêts à être financés.
« Si nous voulons transformer le continent, nous devons multiplier par 100, voire 150, ce que nous faisons aujourd’hui », lâche-t-il. Le message est clair : les plateformes comme l’Africa Investment Forum peuvent exposer des deals, mais si l’amont n’est pas financé, qu’il s’agisse des études, de la structuration, de l’ingénierie financière ou des montages juridiques, les milliards promis resteront des promesses de conférences.
Amadou Hott pointe aussi le risque de change, qui renchérit le coût du capital et refroidit les investisseurs internationaux. Il appelle les gouvernements africains à mobiliser davantage de capitaux nationaux, provenant des fonds souverains, des caisses de retraite ou des réserves, dont une partie significative reste investie à l’étranger.
Finance inclusive : “Ils sauvent le monde mais ne peuvent pas se nourrir”
Pour Nasser Al-Kahtani, directeur exécutif du Programme du Golfe arabe pour le développement, impossible de parler d’objectifs de développement sans parler de finance inclusive.
Il rappelle que près de 70 % des aliments consommés proviennent de petits exploitants agricoles. Ceux-ci, dit-il, sauvent le monde, mais ne peuvent pas se nourrir eux-mêmes.
Son plaidoyer consiste à passer des dons à l’investissement en combinant des structures de financement mixtes et des mécanismes qui renforcent les fonds propres des micro-entrepreneurs, afin de sortir d’une logique purement assistancielle et d’ancrer ces acteurs dans des chaînes de valeur financées, structurées et bancables.
Infrastructures : transformer le déficit en produit financier
Côté secteur privé, Jacques Kanga, directeur et responsable des finances à Algest Investment Bank, a livré une lecture directe de la situation.
Le déficit d’infrastructures en Afrique, estimé entre 130 et 170 milliards de dollars par an, représente aussi un gigantesque pipeline potentiel pour les capitaux privés, à condition de parler le langage des investisseurs.
Il évoque des instruments financiers ciblés, comme des véhicules d’infrastructure destinés à atténuer les risques souverains et politiques, des structures de financement mixte permettant de réduire le coût du capital, ou encore des montages adossés à la diaspora, capables de capter une partie des 95 milliards de dollars de transferts envoyés chaque année par les Africains de l’étranger.
Ces outils, insiste-t-il, peuvent renforcer la transparence, la gouvernance et la confiance des investisseurs internationaux, trois conditions indispensables pour faire bouger les lignes.
Lois, titrisation, Sukuk : des marchés qui bougent encore trop lentement
Enfin, Ouns Lemseffer, associée chez Ashurst, a rappelé que le chantier juridique progresse, mais de manière très inégale.
Plusieurs pays ont déjà adopté des lois avancées en matière de titrisation et de finance durable, ouvrant la voie à des obligations de projet, des Sukuk, des fonds de dette ou des financements innovants pour l’électrification, à l’image du programme Électricité pour tous en Côte d’Ivoire.
Mais un cadre sophistiqué dans un seul pays ne suffit pas. Elle plaide pour une approche globale, qui couvre aussi bien les règles applicables aux investisseurs que la protection en cas de faillite, afin d’ouvrir réellement les marchés de capitaux aux investissements de long terme dans les infrastructures.
Un maillon solide dans une chaîne fragile ne suffit pas à créer un écosystème.
Message final : sans financements innovants, le reste n’est que storytelling
À la clôture de la session, le message du panel de Rabat est net. Sans instruments de financement innovants et bien exécutés, les grandes ambitions démographiques, climatiques et économiques de l’Afrique resteront des slogans.
Financements mixtes, obligations vertes, véhicules de diaspora, titrisation, plateformes d’infrastructure, garanties intelligentes ne peuvent plus rester au stade de concepts de conférences. Ce sont des outils que le continent doit maîtriser, adapter et déployer à grande échelle.
Patrick Tchounjo



