CEMAC : une première agence de notation financière pour reprendre la main sur le risque africain

La Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale s’apprête à combler l’un de ses grands angles morts financiers : l’absence d’une véritable agence de notation locale. Après avoir longtemps dépendu du regard lointain des grandes agences internationales, la CEMAC se dote enfin d’un cadre pour accueillir sa toute première agence de notation financière, appelée à devenir un maillon stratégique du marché des capitaux sous-régional.
Une vieille lacune du marché financier d’Afrique centrale
Alors que les États de la CEMAC recourent de plus en plus aux émissions de titres publics et que la BVMAC cherche à s’imposer comme place financière régionale, l’évaluation indépendante du risque de crédit reste encore largement sous-traitée à l’extérieur. Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch notent quelques souverains et institutions, mais la plupart des entreprises, collectivités locales et opérateurs financiers d’Afrique centrale échappent à tout rating structuré.
C’est précisément ce vide que les autorités veulent désormais combler. Le régulateur du marché, la COSUMAF, a introduit dans son Règlement général un cadre juridique spécifique pour les agences de notation financière, définissant la notation comme une appréciation structurée de la solvabilité d’un emprunteur ou d’un instrument financier, et encadrant strictement les conditions d’agrément et d’exercice dans la région.
L’objectif est clair : ancrer dans la CEMAC une capacité d’analyse du risque de crédit qui soit produite et régulée localement, plutôt que subie.
Une première agence en gestation, sur fond de réforme réglementaire
La dynamique ne part pas de zéro. Dès 2020, une première initiative privée a été lancée avec la création au Cameroun d’une agence baptisée Ewatch Africa Investment Analytica S.A, dotée d’un capital de 100 millions FCFA et portée par le cabinet HPS International Consulting. Sa vocation affichée est de noter entreprises, États, collectivités locales et institutions financières intervenant sur le marché monétaire et financier d’Afrique centrale.
Mais l’émergence d’une agence de notation ne se résume pas à un simple acte de création juridique. C’est tout l’environnement réglementaire qui devait être aligné. En 2023, la COSUMAF a franchi une étape clé en fixant les conditions d’agrément : exigences de capital minimum, dispositifs de gouvernance, indépendance des analystes, rigueur méthodologique, transparence des notations, mécanismes de contrôle et de sanction.
La formulation de ce cadre ouvre concrètement la voie à la première agence véritablement reconnue par le régulateur, avec un statut clair sur le marché financier de la CEMAC. Autrement dit, la sous-région ne se contente plus de tolérer l’activité de notateurs privés : elle s’organise pour les encadrer, les superviser, et intégrer leurs notations dans l’architecture de marché.
Pourquoi une agence de notation CEMAC change la donne
L’arrivée d’une agence de notation financière installée et régulée en CEMAC est plus qu’un symbole institutionnel. Elle peut modifier en profondeur la façon dont le risque est perçu, tarifé et géré sur le marché.
D’abord, pour les États, dont le recours aux obligations du Trésor et aux adjudications régionales ne cesse de croître, disposer d’un interlocuteur local capable d’analyser leur profil de crédit à partir de données fines et d’un suivi continu représente un atout. À la différence des grandes agences internationales, qui se concentrent sur quelques souverains, une agence régionale peut étendre sa couverture à l’ensemble des émetteurs publics, y compris les entreprises publiques stratégiques et les collectivités locales.
Ensuite, pour les entreprises, notamment celles qui ambitionnent de se financer via la BVMAC ou d’émettre de la dette, l’accès à une notation est un pas quasi obligé pour attirer investisseurs institutionnels et fonds spécialisés. La présence d’une agence régionale réduit le coût d’accès à ce service, rapproche les équipes d’analystes des réalités opérationnelles des émetteurs et peut contribuer à améliorer la qualité de l’information financière disponible.
Enfin, pour les investisseurs ( banques, assureurs, fonds de pension, OPCVM ) la notation joue un rôle de repère dans la construction des portefeuilles. Une agence CEMAC, intégrée au cadre de supervision de la COSUMAF, peut alimenter les politiques internes de gestion des risques, faciliter le calibrage des limites d’exposition et renforcer l’outillage des comités d’investissement.
Entre souveraineté financière et défi de crédibilité
Cette première agence régionale s’inscrit aussi dans un débat plus large sur la souveraineté financière africaine. Dans plusieurs capitales du continent, les critiques visant les grandes agences de notation internationales se sont multipliées, accusées de sous-estimer les fondamentaux africains et de contribuer à renchérir le coût de la dette.
En se dotant de sa propre capacité de rating, la CEMAC tente de rééquilibrer le rapport de forces. L’ambition est de produire une analyse du risque qui tienne compte des spécificités macroéconomiques, institutionnelles et structurelles de la région, sans pour autant verser dans l’indulgence. La crédibilité d’une agence régionale ne se décrète pas ; elle se construit sur la durée, par la qualité des modèles, la transparence des méthodes, et la capacité à résister aux pressions politiques et économiques.
C’est là que le rôle du régulateur devient déterminant. En encadrant strictement l’agrément et la supervision des agences de notation, la COSUMAF se place en gardien d’une indépendance minimale, condition indispensable pour que les investisseurs locaux comme internationaux accordent du crédit aux notes produites dans la région.
Un tournant pour le marché financier d’Afrique centrale
L’accueil d’une première agence de notation financière agréée dans la CEMAC intervient à un moment charnière pour le marché régional. La réforme ayant abouti à la fusion des anciennes bourses nationales au sein de la BVMAC, la montée en puissance progressive des émissions obligataires souveraines et la volonté affichée d’introduire davantage d’entreprises publiques et privées à la cote créent un besoin urgent d’outils d’évaluation du risque.
Une agence de notation locale, loin de se substituer aux grandes agences internationales, vient compléter le dispositif. Elle peut jouer un rôle de laboratoire, tester des approches adaptées aux économies d’Afrique centrale, accompagner la montée en compétence des acteurs et, surtout, contribuer à une meilleure discipline de marché. Des États ou des entreprises dont la gouvernance se dégrade, dont les retards de paiement se multiplient ou dont la transparence comptable recule pourraient être sanctionnés plus rapidement par des dégradations de notation visibles pour tous.
À terme, si la greffe prend, la CEMAC pourrait disposer d’un écosystème plus complet : un régulateur régional (COSUMAF), une banque centrale (BEAC) garantissant la stabilité monétaire, une bourse unifiée (BVMAC) et une ou plusieurs agences de notation locales pour éclairer le risque.
Reste un défi majeur : faire en sorte que cette première agence ne soit pas une coquille vide. Son indépendance réelle, la qualité de ses équipes, sa capacité à convaincre les investisseurs institutionnels et à collaborer avec les grands émetteurs seront les véritables marqueurs de son utilité. Si elle réussit ce pari, la CEMAC aura franchi une étape décisive dans la construction d’une architecture financière qui lui ressemble davantage et qui parle, enfin, avec sa propre voix dans le langage des marchés.
Patrick Tchounjo



