Banque & Vous

Banques, Cobac, Cdec, Finances : la bataille silencieuse autour des 400 Mds de dépôts et consignations

Au Cameroun, la montée en puissance de la Caisse de dépôts et consignations se heurte à la résistance d’une partie du système bancaire. Au 30 avril 2025, la CDEC n’avait encaissé qu’environ 83 milliards de FCFA, soit à peine 21 % des 400 milliards de FCFA qu’elle prévoit de centraliser sur l’ensemble de l’année. Autrement dit, près de 317 milliards de FCFA destinés à son portefeuille restent encore logés dans des entités publiques et privées.

Pour l’institution, ces retards ne relèvent pas seulement de lenteurs administratives, mais traduisent une véritable réticence à se conformer à la loi sur les dépôts et consignations. En toile de fond, c’est la redistribution d’un gisement de liquidité important – celui des dépôts publics, consignations et avoirs en déshérence – qui bouscule les habitudes.

Des banques en première ligne, mais loin du compte

Le secteur bancaire concentre la majeure partie des montants attendus. Les équipes de la CDEC tablent sur 250 milliards de FCFA de reversements en provenance des banques en 2025. À ce stade, seuls 44 milliards de FCFA ont été effectivement transférés, laissant plus de 200 milliards de FCFA encore à l’actif des établissements de crédit.

L’effort de reversement apparaît très concentré autour de quelques grandes banques. Une poignée d’acteurs de premier plan a déjà effectué des transferts significatifs, souvent à hauteur de plusieurs milliards de FCFA, tandis qu’un second cercle de banques de taille moyenne se limite à des montants plus modestes. D’autres n’en sont qu’à des versements symboliques, qui relèvent davantage du « signal politique » que d’un réel apurement des encours.

Ce déséquilibre illustre un double mouvement. D’un côté, les grandes banques universelles qui cherchent à limiter le risque de contentieux avec l’État et à préserver leur image de conformité. De l’autre, des acteurs plus réticents, pour lesquels la perte de ces ressources – souvent bon marché et relativement stables – pèserait sur les ratios de liquidité et la capacité de distribution de crédit.

Afriland First Bank au cœur du bras de fer

Au centre de la tension, un cas cristallise les enjeux : Afriland First Bank, première banque du pays par les dépôts. La CDEC lui réclame plus de 166 milliards de FCFA, correspondant à des dépôts publics, des consignations et des séquestres judiciaires logés dans ses livres. À défaut d’un transfert volontaire, l’institution publique brandit la menace d’un recouvrement forcé, avec à la clé avis de mise en recouvrement, saisies ciblées d’actifs et missions de contrôle sur place pour vérifier la conformité des comptes concernés.

L’affaire est particulièrement sensible compte tenu du poids systémique de la banque. Au 31 décembre 2024, Afriland First Bank revendiquait environ 1 557 milliards de FCFA de dépôts et près de 23 % de part de marché en crédits. S’attaquer à un tel acteur revient, pour la CDEC, à envoyer un message à l’ensemble du secteur : les ressources que la loi dévolue à la Caisse doivent être centralisées, même si cela suppose un affrontement avec les établissements les plus puissants.

En parallèle, la CDEC prépare la création de sa propre filiale bancaire, avec pour objectif de collecter et rentabiliser directement les fonds qui lui sont légalement dévolus, et de réduire sa dépendance opérationnelle vis-à-vis des banques commerciales. Si ce projet aboutit, il pourrait modifier à moyen terme l’équilibre concurrentiel sur un segment – celui des ressources publiques et réglementées – jusqu’ici dominé par les établissements existants.

Des contributions dispersées hors du secteur bancaire

En dehors des banques, d’autres acteurs commencent à se mettre en règle. La Société immobilière du Cameroun a ainsi reversé plusieurs centaines de millions de FCFA au titre de cautionnements liés à l’habitat. Des compagnies d’assurances, des études d’huissiers, des établissements de microfinance et le Trésor public ont également initié des transferts, contribuant à porter le total à 83 milliards de FCFA au 30 avril 2025.

Ces montants restent toutefois faibles au regard du potentiel considéré comme transférable. Ils témoignent d’un chantier de mise en conformité encore en phase de démarrage, où chaque catégorie d’acteurs cherche à mesurer l’ampleur de ses obligations et le coût de la perte de ces ressources en trésorerie.

Cobac, CDEC, ministère des Finances : un triangle sous tension

L’offensive de la CDEC ne se joue pas uniquement dans les salles des marchés ou les directions financières des banques. Elle a pris une dimension institutionnelle, en ouvrant un front avec le régulateur bancaire régional.

La Commission bancaire de l’Afrique centrale, en charge de la supervision des établissements de crédit dans toute la CEMAC, a exprimé de vives réserves sur les méthodes employées par la Caisse. Dans une correspondance adressée au ministère des Finances, elle critique les « saisies » et menaces de poursuites engagées contre plusieurs établissements de crédit et de paiement, estimant qu’elles peuvent perturber la confiance du public et s’écarter du cadre communautaire récemment adopté pour le traitement des comptes inactifs et des avoirs en déshérence.

La Commission rappelle que les nouveaux règlements communautaires encadrent strictement les conditions et modalités de transfert de ces fonds vers les caisses de dépôts et invite l’autorité monétaire nationale à faire cesser les actions jugées contraires à « l’esprit et à la lettre » de ces textes.

La CDEC répond en accusant ouvertement « quelques banques inciviques » d’orchestrer une résistance pour continuer à fructifier des ressources publiques qui, selon elle, doivent être logées dans ses comptes depuis la loi d’avril 2008. Elle reproche au régulateur de prendre fait et cause pour ces établissements, d’outrepasser son champ de compétence en s’immisçant dans la politique nationale de cautionnement des marchés publics, et va jusqu’à dénoncer une forme de « capture du régulateur par les régulés ».

Un ministère des Finances en arbitre hésitant

Pris en étau entre les positions de la CDEC et celles de la Cobac, le ministère des Finances se retrouve en position d’arbitre, sans l’assumer pleinement. D’un côté, il a déjà transféré à la Caisse les fonds qui étaient logés au Trésor, via un mécanisme de débit d’office de 2 milliards de FCFA par mois sur un stock estimé entre 40 et 60 milliards de FCFA. De l’autre, il laisse perdurer le bras de fer entre la CDEC, Afriland First Bank et d’autres établissements, sans donner de signal politique clair sur la hiérarchisation des priorités entre orthodoxie communautaire, exigences de la CDEC et stabilité du système financier.

Au plan juridique, l’article 55 du décret de 2011 fait pourtant obligation au ministre des Finances de s’assurer du transfert total des fonds dévolus à la CDEC dans un délai de six mois après la nomination de ses organes dirigeants. Pour la direction générale de la Caisse, le véritable risque systémique ne réside pas dans l’application de la loi, mais dans le « non-respect des règles établies, les petits arrangements et le déficit de sanctions ».

Les enjeux pour le système bancaire et la gouvernance des dépôts publics

Au-delà des chiffres, c’est la gouvernance des dépôts publics, la répartition des rôles entre État, régulateur communautaire et CDEC, ainsi que la gestion de la liquidité bancaire qui se jouent en coulisses.

Pour les banques, la centralisation des dépôts et consignations vers la CDEC signifie la perte d’une base de ressources relativement stable, qui contribue aujourd’hui au financement de l’économie via le crédit. Une sortie massive et rapide de ces fonds pourrait peser sur la liquidité du système, forcer certains établissements à ajuster leurs bilans et, dans le pire des scénarios, créer des tensions sur l’offre de crédit.

Pour l’État et la CDEC, l’enjeu est inverse : il s’agit de sécuriser des fonds qui appartiennent à la sphère publique, d’en améliorer la traçabilité, d’en optimiser la gestion à long terme et, à terme, d’en faire un véritable outil de financement de projets structurants, notamment en matière d’infrastructures et d’investissements de long terme.

Entre ces deux logiques, la Cobac tente de préserver la stabilité du système, tout en défendant un cadre communautaire de traitement des comptes inactifs et des avoirs en déshérence. L’équation est d’autant plus délicate que le secteur bancaire camerounais joue un rôle central dans le financement de l’économie, sur fond de besoins élevés en ressources de moyen et long terme.

D’ici la fin de l’année 2025, la capacité de la CDEC à s’approcher de son objectif de 400 milliards de FCFA transférés, sans provoquer de crise de confiance bancaire ni dérapage institutionnel, servira de test grandeur nature. Le résultat de ce bras de fer dira si le Cameroun parvient à concilier montée en puissance de sa Caisse de dépôts, respect des engagements communautaires et préservation d’un système bancaire solide, ou si la bataille des 400 milliards laissera des traces durables dans la relation entre l’État, ses banques et ses régulateurs.

Patrick Tchounjo

Articles similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page