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CEMAC : plus de 4 milliards $ pour se nourrir, le lourd coût de la dépendance alimentaire

Entre 2021 et 2023, les six pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) ont dépensé 4,15 milliards de dollars en importations alimentaires, selon le rapport The State of Commodity Dependence 2025 de la CNUCED. Derrière ce chiffre, qui peut paraître abstrait, se dessine une réalité structurante : la sous-région continue de nourrir sa croissance démographique et son urbanisation croissante grâce aux marchés extérieurs plutôt qu’à sa propre production.

Dans un contexte marqué par la volatilité des prix internationaux, l’exposition aux chocs logistiques et la montée des tensions géopolitiques, cette dépendance alimentaire n’est plus un simple déséquilibre commercial, mais un risque macroéconomique et social à part entière.

Cameroun, Gabon, Congo : les locomotives… et les plus exposés

Le détail des chiffres met en lumière des disparités internes fortes. Avec 1,59 milliard de dollars d’importations alimentaires sur la période, le Cameroun concentre à lui seul près de 40 % de la facture régionale. Le pays, qui se présente comme le « grenier » de la CEMAC, n’en demeure pas moins fortement dépendant des produits importés, notamment pour l’alimentation urbaine et une partie des matières premières agro-industrielles.

Derrière lui, le Gabon (904 millions de dollars) et le Congo (870 millions de dollars) affichent des montants en décalage avec leur potentiel agricole. Deux pays riches en ressources naturelles – pétrole, bois, minerais – mais dont les systèmes de production vivrière et la transformation locale restent insuffisamment structurés pour répondre à la demande intérieure. L’urbanisation rapide, la montée des classes moyennes et l’évolution des habitudes de consommation renforcent mécaniquement la pression sur les importations.

Dans ces économies à revenu intermédiaire, les supermarchés et circuits modernes de distribution, de plus en plus présents, s’appuient massivement sur des produits importés pour répondre à une demande en produits standardisés, transformés et à forte valeur ajoutée.

Les économies plus fragiles, otages des variations de prix mondiaux

À l’autre bout du spectre, les chiffres de la Guinée équatoriale (491 millions de dollars), du Tchad (214,4 millions de dollars) et de la Centrafrique (75,7 millions de dollars) reflètent des marchés intérieurs plus étroits et des niveaux de revenus plus faibles.

Mais ces montants relativement modestes ne doivent pas masquer la vulnérabilité extrême de ces pays aux fluctuations des prix mondiaux. Quand le blé, le riz, les huiles ou le sucre flambent sur les marchés internationaux, les marges de manœuvre budgétaires et monétaires y sont beaucoup plus limitées. Dans ces économies, les importations alimentaires jouent souvent un rôle de stabilisateur social : elles permettent de contenir la pression sur les prix intérieurs et de réduire le risque de tensions politiques.

Toute variation significative des coûts d’importation y devient donc un sujet éminemment sensible, susceptible de fragiliser encore davantage des équilibres déjà précaires.

Une dépendance alimentaire qui interroge la stratégie de développement

La facture globale de plus de 4 milliards de dollars en trois ans met en lumière un paradoxe bien connu en Afrique centrale : une sous-région dotée de terres arables abondantes, d’un potentiel hydrique important et d’un climat favorable, mais qui reste largement dépendante de l’extérieur pour nourrir ses populations urbaines et approvisionner ses industries agroalimentaires.

Pour les États comme pour les banques et les investisseurs, ces chiffres renvoient à une question stratégique : pourquoi la montée des importations alimentaires continue-t-elle de progresser malgré les discours récurrents sur la souveraineté alimentaire, les plans agricoles et les initiatives de transformation locale ?

Les réponses sont multiples : faiblesse des infrastructures rurales, fragmentation des chaînes de valeur, coûts logistiques élevés, manque de financement adapté pour les producteurs et transformateurs, environnement foncier incertain, lenteur administrative, absence de politique de prix claire pour les cultures stratégiques. Autant de freins qui font de l’importation une solution plus simple, malgré son coût croissant.

Un enjeu pour les banques, les marchés financiers et les investisseurs

Pour le secteur financier, cette dépendance alimentaire n’est pas qu’un sujet sectoriel. Elle ouvre aussi un champ d’opportunités, mais à condition d’accepter la part de risque liée à l’investissement dans l’agriculture et l’agro-industrie.

Le volume d’importations observé entre 2021 et 2023 traduit une demande solvable importante sur de nombreux segments : céréales, huiles, produits laitiers, viande, sucre, produits transformés. Une partie de ce marché pourrait être substituée, au moins partiellement, par des productions locales si les bons instruments de financement, de structuration de projets et de partage de risques étaient mobilisés.

Banques commerciales, institutions régionales de développement, fonds d’investissement et marchés financiers ont un rôle à jouer pour passer d’une logique de financement de court terme du commerce extérieur à une logique d’investissement productif, en accompagnant la montée en gamme d’acteurs locaux capables de rivaliser en qualité et en volume.

De la dépendance à la souveraineté : un chantier régional

À l’heure où la rhétorique de la souveraineté alimentaire s’installe dans les discours officiels, les données de la CNUCED rappellent la distance entre les ambitions et la réalité. Pour la CEMAC, réduire cette facture de 4,15 milliards de dollars ne passera pas par un repli protectionniste brutal, mais par une stratégie graduelle combinant plusieurs leviers : montée en puissance de la production vivrière, industrialisation des filières, amélioration de la logistique, intégration des marchés, incitations à l’investissement privé.

La sous-région dispose des atouts nécessaires pour transformer ce qui est aujourd’hui une dépendance coûteuse en opportunité de croissance. Reste à savoir si les politiques publiques, les banques et les investisseurs seront capables de faire des importations alimentaires non plus une fatalité, mais un indicateur de transformation à suivre, avec l’objectif de voir ces 4 milliards de dollars glisser progressivement des ports vers les champs et les usines de la CEMAC.

Patrick Tchounjo

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