Cameroun : comment la SFI veut transformer 31 entreprises locales en leaders régionaux à hauteur de 500 millions de dollars

Du 2 au 4 décembre 2025, Yaoundé a accueilli un casting très ciblé du secteur privé camerounais. Pendant trois jours, la Société financière internationale (SFI), bras armé du Groupe Banque mondiale pour le financement du privé, a réuni une sélection d’opérateurs autour d’un séminaire baptisé « Initiative des champions locaux – Cameroun ».
Derrière ce format de formation, un objectif clair : faire émerger un noyau dur d’entreprises camerounaises capables d’absorber, à terme, jusqu’à 500 millions de dollars de financements à différents niveaux de maturité. Un montant qui replacerait le Cameroun parmi les principaux bénéficiaires des engagements de la SFI en Afrique centrale.
Des champions locaux pour changer d’échelle
Placée sous le thème « Renforcer les capacités des entreprises locales en vue de favoriser leur accès au financement à long terme », l’Initiative des champions locaux se veut à la fois un programme de montée en compétences et un sas d’accès au capital.
Ange Claver Kouassi, représentant de la SFI au Cameroun et en Centrafrique, a résumé l’ambition de l’institution : « L’objectif est de renforcer le partenariat avec les entreprises à forte croissance pour les accompagner dans leurs ambitions de développement. Nous souhaitons transformer des opportunités en financements concrets pour abonder l’économie camerounaise. »
La SFI ne s’adresse pas ici à l’ensemble du tissu entrepreneurial, mais à un segment précis d’entreprises à fort potentiel, capables de devenir des champions sectoriels au Cameroun et au-delà. Sur près de 200 entreprises présélectionnées, 31 ont été retenues dans des secteurs jugés stratégiques : agrobusiness, industrie manufacturière, numérique, chimie, cosmétique, énergie, recyclage, entre autres.
Un circuit d’investissement jugé opaque, mis à nu
Si la SFI a choisi de mettre l’accent sur la pédagogie, c’est aussi parce que son processus de décision est souvent perçu comme « opaque et complexe » par les opérateurs locaux.
À Yaoundé, Solène Prince Agbodjan, chargée principale des investissements, a levé le voile sur les différentes étapes du cycle d’investissement et sur les critères utilisés pour trier les dossiers.
La SFI insiste particulièrement sur la viabilité économique des projets, la solidité de la chaîne d’approvisionnement, la prise en compte des risques environnementaux et sociaux, ainsi que sur l’existence d’un avantage concurrentiel clair. Autant de conditions qui excluent de facto les entreprises trop fragiles en termes de gouvernance, de structure financière ou de formalisation.
En parallèle, l’institution a détaillé les instruments mobilisables : dette à long terme, lignes de crédit spécialisées, mais aussi private equity, via des prises de participation directes ou via des fonds. Pour les dirigeants présents, l’enjeu est double : comprendre comment structurer leurs projets pour passer le filtre de la SFI, et identifier à quel stade de maturité leurs entreprises peuvent prétendre à un accompagnement.
500 millions de dollars en ligne de mire
L’un des éléments les plus commentés du séminaire reste l’objectif chiffré présenté par la SFI.
« Ce produit ne bénéficie pas d’un financement prédéfini au cas par cas, mais nous mobiliserons une assistance technique pour accompagner les entreprises et, sur le plan du financement, nous avons un pipeline qui a bien grossi. Nous visons 500 millions de dollars d’investissement à différents niveaux de maturité », a expliqué Solène Prince Agbodjan.
Autrement dit, aucune enveloppe figée n’est encore engagée, mais la SFI estime que le gisement de projets bancables au Cameroun est suffisant pour justifier une montée en puissance vers ce seuil. À ce jour, les investissements en cours sont estimés à 355 millions de dollars, dont 75 millions déjà décaissés et 280 millions en discussions. Le nouveau dispositif vise à structurer ce pipeline pour faire basculer une partie des projets en engagements fermes.
La démarche s’inscrit dans la continuité de programmes déjà testés dans d’autres pays. Lancée en 2018, l’Initiative des champions locaux a connu des pilotes au Burkina Faso, au Niger, au Tchad, en Guinée, au Togo et au Libéria. En mai 2025, une déclinaison organisée à Brazzaville a réuni une centaine d’entreprises congolaises et débouché sur des engagements financiers et techniques d’environ 50 millions de dollars.
De Camlait à Biopharma : ces entreprises qui visent l’échelle régionale
Au Cameroun, la composition du premier noyau de 31 entreprises donne un aperçu des ambitions visées par la SFI. Il s’agit d’acteurs déjà installés, mais qui peinent à franchir un cap de croissance, souvent faute de financement long ou de gouvernance suffisamment structurée.
Omer Valery Zuko, directeur général de Camlait, résume l’attente d’une partie des participants : « Nous sommes engagés dans un processus d’expansion internationale. Nous participons à cet atelier pour obtenir les soutiens nécessaires à la réalisation de notre projet, notamment les financements, les stratégies de gouvernance et l’appui technique. »
Même logique pour Emmanuel Wafo (MitChimie) ou Mike Djomou Nana (Biopharma), qui cherchent à sortir du périmètre camerounais, voire africain, pour transformer leurs entreprises en marques régionales ou internationales. De son côté, Blanchard Kenfack, promoteur de PleinGaz, se concentre davantage sur l’accompagnement technique, le recyclage et les objectifs de RSE, illustrant l’angle environnemental de plus en plus central dans les décisions d’investissement de la SFI.
Gouvernance d’entreprise, le nerf de la guerre
Au-delà du financement, l’un des messages les plus insistants de la SFI concerne la gouvernance d’entreprise.
Les dirigeants camerounais présents ont été invités à réfléchir à la structure de leur capital, à la séparation entre management et famille, à la qualité de l’information financière, ainsi qu’à la composition et au rôle de leurs conseils d’administration.
Pour la SFI, il ne s’agit pas seulement de cocher des cases de conformité : une gouvernance robuste est considérée comme la condition pour supporter une croissance rapide, gérer le risque et accueillir des investisseurs institutionnels. Dans un tissu entrepreneurial où de nombreuses entreprises restent fortement familiales, cette exigence représente à la fois un défi culturel et un passage incontournable pour accéder à des tickets significatifs.
Les programmes d’assistance technique proposés en parallèle des financements visent justement à accompagner cette transition, en aidant les entreprises à formaliser leurs processus, à professionnaliser leurs équipes et à renforcer leurs structures de décision.
Financement des PME : garanties, risque et structure du capital au cœur des blocages
Les échanges à Yaoundé ont aussi mis en lumière les freins structurels au financement des PME locales.
L’accès à la dette longue reste conditionné à des garanties difficiles à mobiliser, souvent limitées aux hypothèques et aux cautions personnelles. La perception du risque par les banques et les investisseurs demeure élevée, dans un contexte de volatilité macroéconomique et de faiblesse des systèmes d’information financière.
La structure familiale du capital, très répandue, complique par ailleurs l’entrée d’investisseurs extérieurs, qu’il s’agisse de fonds ou d’institutions comme la SFI. Ouvrir le capital est parfois perçu comme une perte de contrôle, alors que l’enjeu est davantage de partager la gouvernance et d’augmenter la capacité d’investissement.
En mettant ces sujets au cœur de son programme, la SFI cherche à faire évoluer les mentalités : pour mobiliser 500 millions de dollars, les entreprises doivent accepter de jouer selon les standards d’investisseurs internationaux, même lorsque les fonds sont orientés vers des champions locaux.
Un levier pour le tissu productif camerounais ?
L’Initiative des champions locaux-Cameroun arrive dans un contexte où les autorités affichent la volonté de diversifier l’économie, de réduire la dépendance aux exportations de matières premières et de renforcer le tissu industriel.
En ciblant des entreprises capables de devenir des têtes de pont régionales dans l’agro-industrie, le manufacturier ou le numérique, la SFI se positionne comme un partenaire structurel, au-delà des projets ponctuels. La réussite du programme pourrait générer des effets d’entraînement sur les chaînes de valeur locales, l’emploi qualifié et l’intégration sous-régionale.
Reste une question centrale : la profondeur du marché. Le Cameroun dispose-t-il réellement d’un vivier suffisant d’entreprises aptes à absorber de tels volumes de financement tout en respectant les exigences élevées de la SFI ? La réponse dépendra de la capacité des dirigeants à accélérer leur formalisation, mais aussi de l’environnement domestique (fiscalité, justice commerciale, infrastructures, marché des capitaux) à soutenir cette montée en gamme.
Vers une nouvelle génération de champions camerounais ?
Avec cette initiative, la SFI ne promet pas un chèque immédiat de 500 millions de dollars, mais ouvre un corridor structuré entre les ambitions des entrepreneurs camerounais et les guichets de financement long, encore largement hors de portée pour beaucoup d’entre eux.
Si une partie des 31 entreprises ciblées parvient, dans les prochaines années, à lever des tickets significatifs, à se structurer en groupes régionaux et à créer des écosystèmes de fournisseurs et de partenaires, le pari pourra être considéré comme gagné.
À l’inverse, si les contraintes de gouvernance, de transparence et de structuration restent trop fortes, l’objectif des 500 millions restera un horizon plus qu’une réalité. Entre ces deux scénarios, se joue une partie importante de l’avenir du secteur privé camerounais et de sa capacité à sortir du statut de marché prometteur pour entrer dans celui de véritable plateforme régionale de champions africains.
Patrick Tchounjo



