Finance climatique : à Yaoundé, les banques centrales africaines sortent de leur zone de confort

Réunis à Yaoundé depuis hier, les gouverneurs de plusieurs banques centrales africaines se penchent sur un sujet longtemps jugé périphérique à leur mandat : la finance climatique. Dans un continent où la vulnérabilité aux chocs environnementaux se conjugue avec des marges de manœuvre budgétaires limitées, la question n’est plus de savoir si les banques centrales doivent s’y intéresser, mais comment et jusqu’où elles peuvent s’engager sans sortir de leur cadre institutionnel.
En ouvrant ce cycle d’échanges dans la capitale camerounaise, ces responsables monétaires reconnaissent officiellement que le changement climatique n’est plus seulement un enjeu de ministères de l’Environnement ou de négociateurs aux COP, mais un facteur qui touche au cœur même de leurs missions : stabilité des prix, stabilité financière, résilience des systèmes bancaires et monétaires.
Le climat, un risque macroéconomique et financier à part entière
Pour les banques centrales africaines, le changement climatique se matérialise d’abord par des chocs macroéconomiques de plus en plus fréquents. Sécheresses prolongées, inondations, pression sur les récoltes, destructions d’infrastructures : autant de facteurs qui perturbent les chaînes de valeur, pèsent sur la croissance et alimentent des tensions inflationnistes, notamment sur les produits alimentaires et énergétiques.
Ces chocs ne sont pas neutres pour le secteur financier. Ils fragilisent la capacité de remboursement des ménages ruraux, des agro-industriels, des compagnies d’assurance et, plus largement, des entreprises exposées à des écosystèmes déjà fragiles. À cela s’ajoutent les risques liés à la transition vers des économies plus sobres en carbone, susceptibles de déprécier des actifs liés aux hydrocarbures, à certains minerais ou à des modèles industriels obsolètes.
En d’autres termes, pour les gouverneurs réunis à Yaoundé, les risques climatiques sont désormais considérés comme des risques financiers. Les ignorer reviendrait à sous-estimer les vulnérabilités des bilans bancaires, à mal calibrer la politique monétaire et à laisser se construire, à bas bruit, des déséquilibres systémiques.
Vers une réinvention du rôle de banque centrale
L’une des questions au cœur des débats est la suivante : que signifie, concrètement, “s’engager” en matière de finance climatique pour une banque centrale africaine ?
Plusieurs pistes sont évoquées. La première consiste à intégrer les risques climatiques dans l’analyse de stabilité financière. Cela passe par des stress tests climatiques appliqués aux bilans des banques, par une cartographie des secteurs et des régions les plus exposés, et par une meilleure prise en compte de ces vulnérabilités dans le pilotage prudentiel.
Une seconde piste touche à la politique monétaire et opérationnelle. Certains plaident pour que les banques centrales adaptent leurs cadres de garanties en faveur des actifs “verts” ou à forte contribution à la résilience, en leur accordant des conditions plus favorables dans les opérations de refinancement. D’autres évoquent la possibilité de soutenir le développement de marchés d’obligations vertes ou durables, en imposant des standards de transparence et de labellisation.
Enfin, la dimension d’éducation et de supervision est omniprésente : inciter les banques commerciales à mesurer et à divulguer leurs expositions climatiques, pousser les régulateurs à harmoniser les cadres de reporting extra-financier, et encourager la montée en compétence des équipes internes sur ces sujets encore techniques et en évolution rapide.
Entre ambitions climatiques et contraintes de mandat
Si le discours évolue, la prudence reste de mise. Nombre de gouverneurs rappellent que les banques centrales africaines ont des mandats stricts, centrés sur la stabilité des prix et la stabilité financière, parfois élargis au soutien de la croissance, mais rarement explicitement à la transition climatique.
La ligne de crête est étroite. D’un côté, il serait risqué de se transformer en banques de développement parallèles, finançant directement des projets verts et se substituant aux États ou aux institutions spécialisées. De l’autre, il serait tout aussi périlleux de rester passifs face à un phénomène qui redessine progressivement les trajectoires d’inflation, de croissance et de risque de crédit.
L’un des enjeux du rendez-vous de Yaoundé est précisément de définir ce périmètre d’action légitime : jusqu’où les banques centrales peuvent-elles aller dans la promotion de la finance climatique sans empiéter sur le rôle budgétaire des gouvernements ni créer des distorsions excessives sur les marchés ?
Un défi spécifique pour les zones francophones et la Cemac
Pour les pays d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest francophones, les défis sont spécifiques. Les marchés de capitaux y sont souvent peu profonds, dominés par les titres souverains, avec un nombre limité d’émetteurs privés et une base d’investisseurs encore étroite. Dans ces conditions, promouvoir la finance climatique ne se résume pas à labelliser quelques obligations vertes, mais à repenser la profondeur et la structure même des marchés.
Les banques centrales de ces zones doivent composer avec des contraintes de change, des régimes de parité, des réserves de devises à préserver, tout en accompagnant des États qui cherchent à mobiliser davantage de financements climat sous forme de dons, de prêts concessionnels ou de financements mixtes.
L’intégration de critères climatiques dans les cadres prudentiels et monétaires pourrait aussi devenir un argument dans les discussions internationales, qu’il s’agisse d’accéder à des lignes de financement vertes auprès d’institutions multilatérales ou de plaider pour une meilleure prise en compte des spécificités africaines dans les discussions sur la régulation bancaire mondiale.
De Yaoundé aux COP : construire une voix monétaire africaine sur le climat
En toile de fond, la rencontre de Yaoundé vise également à structurer une voix collective des banques centrales africaines dans les forums internationaux consacrés à la finance climatique. Alors que certains pays industrialisés expérimentent déjà des dispositifs sophistiqués de “verdissement” de leur politique monétaire, les banques centrales du continent cherchent à éviter un modèle importé, déconnecté des réalités africaines.
Leur message est double. Oui, la finance climatique doit être intégrée au cœur de la réflexion monétaire et prudentielle. Mais cette intégration doit tenir compte des besoins de développement, de la priorité à donner à l’accès à l’énergie, aux infrastructures de base, à la sécurité alimentaire, et des contraintes de ressources des systèmes bancaires locaux.
En se réunissant à Yaoundé pour en débattre, les gouverneurs envoient un signal : l’Afrique n’entend plus être un simple réceptacle de normes climatiques décidées ailleurs. Elle veut participer à leur définition, à partir de ses réalités macroéconomiques, financières et sociales.
Entre déclarations et mise en œuvre, le test de crédibilité à venir
Reste la question clé, celle qui se posera après Yaoundé : ces engagements annoncés en faveur de la finance climatique se traduiront-ils en guides opérationnels, en circulaires prudentielles, en ajustements de cadres d’intervention, ou resteront-ils au stade d’intentions ?
Les prochaines années diront si les banques centrales africaines parviennent à démontrer qu’il est possible de concilier orthodoxie monétaire, stabilité financière et prise en compte des risques climatiques. Si elles réussissent ce pari, elles auront contribué à redéfinir en profondeur le rôle des autorités monétaires dans des économies en première ligne face au dérèglement climatique. Dans le cas contraire, le continent pourrait subir de plein fouet des chocs dont les signaux étaient pourtant visibles depuis longtemps.
Patrick Tchounjo



