Remittances en Afrique francophone : le nouvel or invisible des économies

Une manne silencieuse, plus forte que l’aide et parfois que l’investissement
Depuis trois décennies, j’ai vu passer toutes les vagues financières : privatisations, ajustements structurels, flux d’IDE, bulles spéculatives. Mais peu de dynamiques ont façonné les économies africaines francophones avec autant de constance que les remises de la diaspora.
Chaque année, ces transferts pèsent plus lourd que l’aide publique au développement et, dans certains pays, rivalisent avec les exportations de matières premières. Le Maroc a franchi le cap des 11 milliards de dollars en 2024, un record historique. Le Sénégal tourne autour de 3 milliards, soit près de 10 % de son PIB. La Côte d’Ivoire, plus diversifiée, capte environ 1 milliard, mais l’impact reste vital pour des centaines de milliers de ménages.
Le corridor Europe–Afrique francophone, colonne vertébrale des flux
L’histoire coloniale a dessiné les routes de l’argent. Paris, Milan et Barcelone sont aujourd’hui les poumons financiers des familles sénégalaises, ivoiriennes, maliennes et guinéennes. Au Maghreb, les diasporas établies en France, Belgique, Pays-Bas ou Allemagne irriguent le Maroc et la Tunisie.
À chaque fin de mois, ces corridors transforment les économies locales : règlements de loyers, frais de scolarité, soins de santé. Derrière ces chiffres se joue une question centrale : comment réduire le coût des transferts et capter les flux informels qui échappent encore aux radars officiels ?
Les acteurs historiques, champions du dernier kilomètre
Western Union, MoneyGram et Ria dominent encore la partie. Leur force : des réseaux physiques denses, des partenariats bancaires et une présence jusque dans le moindre quartier populaire de Dakar, Abidjan ou Douala. Pour les familles rurales, rien n’égale encore la certitude d’un billet à retirer au guichet du coin.
Mais ces mastodontes doivent composer avec la pression des régulateurs et la montée des nouveaux venus. Leurs marges s’effritent, leurs tarifs baissent, et la bataille du « dernier kilomètre » se joue désormais sur le mobile.
La révolution numérique : mobile money et fintechs
En une décennie, les portefeuilles électroniques ont bouleversé le paysage. Orange Money, MTN MoMo et Wave ne sont plus de simples solutions de paiement domestique : ils deviennent des rails d’entrée pour la diaspora. Envoyer de l’argent depuis Paris vers un numéro sénégalais crédité instantanément, sans passer par la banque, est devenu la norme pour une jeunesse connectée.
À côté, les fintechs de la diaspora s’imposent :
- Taptap Send, pionnier agressif sur les corridors Europe–UEMOA.
- Remitly et WorldRemit, américains et britanniques, qui multiplient les intégrations avec banques et wallets.
- LemFi, dernier venu, né de la diaspora nigériane, qui a levé plus de 80 millions de dollars et s’est implanté récemment en Égypte pour capter un marché de 30 milliards de dollars de remises.
Leur promesse : rapidité, transparence sur les taux de change, frais proches de 3 % – contre une moyenne mondiale qui tourne encore à 6 %. L’objectif fixé par l’ONU (SDG 10.c) de ramener ce coût sous les 3 % n’a jamais paru aussi proche.
L’Afrique francophone, laboratoire d’avenir
Pourquoi cette région attire-t-elle autant l’innovation ? Parce qu’elle concentre trois atouts décisifs :
- Une diaspora massive : Paris, Bruxelles et Montréal abritent des communautés qui envoient chaque mois des centaines de millions.
- Une pénétration mobile record : plus de 50 % des adultes disposent d’un wallet électronique.
- Un cadre régulatoire en mutation : la BCEAO pousse à l’interopérabilité et l’unification des standards, tandis que les régulateurs maghrébins s’ouvrent aux fintechs.
Un marché à 500 milliards horizon 2035
Selon les projections, les transferts vers l’Afrique pourraient dépasser les 500 milliards de dollars d’ici 2035. Pour les économies francophones, cela signifie une dépendance croissante mais aussi une opportunité : canaliser ces flux vers l’investissement productif plutôt que vers la seule consommation.
Le défi est double : réduire les coûts pour les familles, et bancariser ces capitaux pour financer logement, santé, éducation et PME locales. C’est là que se jouera la bataille entre géants historiques et néo-fintechs.
En 30 ans de carrière, j’ai appris qu’un indicateur dit plus que tous les discours : la régularité. Les remittances ne connaissent ni crise de dette, ni fuite des capitaux spéculatifs. Elles sont le revenu le plus fidèle de l’Afrique francophone, le vrai filet de sécurité sociale transnational.
Aujourd’hui, le marché se restructure : les agences cèdent du terrain aux applis, les billets papier aux wallets digitaux. Mais au bout de la chaîne, l’essentiel reste le même : ce billet envoyé depuis Paris, Bruxelles ou New York qui, en un clic, nourrit une famille à Dakar, finance un étudiant à Abidjan ou soigne une mère à Douala. C’est cet argent invisible qui, année après année, bâtit la résilience africaine.
Jean Francis N