Tchad : le mauvais élève du mobile money en zone CEMAC

Alors que la CEMAC vit une véritable révolution portée par la monnaie électronique, le Tchad reste en marge de la transformation. En cinq ans, le mobile money est devenu l’un des principaux leviers d’inclusion financière en Afrique centrale. Mais dans ce tableau en forte croissance, le pays se distingue par un retard structurel qui pèse sur sa participation à l’économie numérique régionale.
Les autorités, conscientes de cet écart, prévoient de supprimer en 2026 la taxe sur les transferts d’argent, instaurée en 2022. Reste à savoir si ce virage fiscal suffira à remettre le Tchad sur les rails d’un marché aujourd’hui dominé par la monnaie électronique.
Une CEMAC portée par l’explosion de la monnaie électronique
Entre 2019 et 2023, les paiements par monnaie électronique ont changé d’échelle en zone CEMAC. Selon les données de la BEAC, le nombre de transactions est passé de 794 millions à 3,517 milliards sur la période, soit une progression de 341,3 %.
Cette montée en charge ne se limite pas aux volumes. La valeur cumulée des transactions a atteint 28 911 milliards FCFA en 2023, contre 11 335 milliards FCFA cinq ans plus tôt. En d’autres termes, le marché pèse désormais environ 48,2 milliards de dollars, contre 18,9 milliards auparavant, soit une croissance d’environ 155 %.
Dans plusieurs pays de la sous-région, le mobile money est devenu la colonne vertébrale des paiements : salaires, transferts familiaux, règlements marchands, factures d’eau et d’électricité, collecte de recettes publiques. Le virement instantané via monnaie électronique représente désormais 94,8 % de l’ensemble des transactions en CEMAC.
Le Tchad, maillon faible de la chaîne numérique
Dans cet environnement en plein essor, le Tchad fait figure d’exception. Le pays ne capte que 0,73 % des transactions en monnaie électronique de la zone, juste au-dessus de la Guinée équatoriale (0,11 %), très loin derrière les poids lourds que sont le Cameroun ou le Gabon.
Le problème ne tient pas seulement aux flux, mais à la base d’utilisateurs. Sur les près de 40 millions de comptes actifs répertoriés en CEMAC, seuls 2,1 millions sont détenus par des Tchadiens. Cela représente un taux de financiarisation par mobile money de 19,78 %, l’un des plus bas de la région, juste devant la République centrafricaine.
Ce déficit d’adoption limite la capacité du pays à brancher son économie réelle sur les circuits numériques qui se structurent à l’échelle régionale. Il freine l’inclusion financière de larges segments de la population (ruraux, jeunes, travailleurs informels) qui, ailleurs, ont trouvé dans le mobile money une porte d’entrée vers des services financiers de base.
Une fiscalité pénalisante sur les transferts
Au-delà des facteurs structurels classiques (faible bancarisation, revenus modestes, défi de couverture réseau dans certaines zones), le Tchad a accumulé un handicap spécifique : la taxation des opérations de transfert d’argent.
En 2022, le pays a instauré un prélèvement de 0,2 % sur les transferts, touchant directement les usages quotidiens des ménages et des petites entreprises. Face aux critiques des opérateurs et au risque de décourager l’adoption des services, cette taxe a été réduite à 0,1 % en 2024. Mais ce niveau restait suffisant pour peser sur les comportements, dans une économie où chaque franc compte.
Cette fiscalité a envoyé un signal négatif aux utilisateurs comme aux acteurs du marché : au moment où la plupart des pays cherchent à encourager la digitalisation des paiements, taxer le mobile money revient, de facto, à freiner son décollage.
2026 : suppression de la taxe, pari sur le rebond
Le Projet de Loi de Finances 2026 marque un changement de cap. Le gouvernement tchadien y prévoit la suppression totale de la taxe sur les transferts d’argent à partir de 2026. L’objectif est clair : lever un frein majeur à l’adoption du mobile money et ré-aligner la politique fiscale sur les ambitions d’inclusion financière.
En supprimant ce prélèvement, les autorités espèrent relancer l’usage des services numériques, faciliter la traçabilité des paiements et accélérer la migration des transactions en espèces vers des circuits électroniques plus formels et plus sécurisés. C’est aussi un signal envoyé aux opérateurs, souvent réticents à investir dans un marché où les charges fiscales sont perçues comme pénalisantes pour leurs clients.
Pour l’État, l’enjeu n’est pas uniquement financier à court terme. La montée en puissance du mobile money peut, à moyen terme, élargir l’assiette fiscale via une meilleure formalisation des flux, tout en réduisant les coûts de gestion de la monnaie fiduciaire.
Un retard qui dépasse la seule question fiscale
La suppression de la taxe est une condition nécessaire, mais loin d’être suffisante. Le retard du Tchad en matière de mobile money s’explique également par d’autres facteurs :
une pénétration encore limitée des smartphones dans certaines catégories de population,
la qualité inégale de la couverture réseau sur le territoire,
un niveau de littératie financière et numérique parfois faible,
la densité insuffisante de réseaux d’agents dans certaines zones rurales,
et une confiance encore fragile dans les canaux électroniques.
Dans un pays où le cash reste dominant et où l’économie informelle pèse lourd, modifier les habitudes de paiement prendra du temps, même en l’absence de taxe. Les opérateurs devront investir dans l’éducation financière, la sécurisation des services et l’extension du maillage d’agents, tandis que l’État devra veiller à la stabilité réglementaire pour éviter des signaux contradictoires.
Un enjeu macroéconomique et social
Le retard du Tchad sur le mobile money n’est pas qu’un problème sectoriel, c’est un enjeu macroéconomique. Dans le reste de la CEMAC, la monnaie électronique est devenue un outil clé pour diffuser plus rapidement les transferts sociaux, soutenir les petits commerçants, faciliter les paiements de factures et réduire les coûts de transaction.
En restant en marge, le pays se prive d’un levier puissant pour soutenir les petites activités, fluidifier les échanges commerciaux et réduire les fractures territoriales. Il prend aussi le risque de voir ses acteurs économiques déconnectés des plateformes régionales qui se mettent en place, qu’il s’agisse de fintechs, de marketplaces ou de solutions de microcrédit adossées aux portefeuilles mobiles.
À l’heure où la monnaie électronique est devenue un outil incontournable de développement et d’inclusion financière en Afrique centrale, le Tchad joue une partie importante de son avenir économique. La suppression de la taxe sur les transferts ouvre une fenêtre d’opportunité. Reste à savoir si elle sera exploitée pour combler le retard et transformer le pays, de mauvais élève du mobile money, en acteur à part entière de la révolution numérique en CEMAC.
Patrick Tchounjo



