BAD – Bourses africaines : Ould Tah ouvre le chantier d’une nouvelle architecture financière pour le continent

La Banque africaine de développement (BAD) tente de reprendre la main sur le destin financier du continent. À l’initiative de son président, Sidi Ould Tah, plus d’une cinquantaine de représentants de banques régionales, de bourses africaines, de fonds de capital-investissement et de capital-risque se sont retrouvés les 18 et 19 novembre à Abidjan pour une première rencontre structurée entre le Groupe de la BAD et les marchés boursiers du continent. Objectif affiché : poser les bases d’une refondation de l’architecture financière africaine, en plaçant les marchés de capitaux au cœur de la croissance.
Cette séquence intervient dans un contexte de pressions accrues sur le financement du développement, de tensions sur les dettes souveraines et de remise en question des circuits traditionnels d’aide internationale. Pour le président de la Banque, le message est clair : l’Afrique ne pourra financer ses ambitions qu’en mobilisant systématiquement l’épargne domestique, les investisseurs institutionnels africains et les marchés boursiers du continent.

Des marchés fragmentés, une ambition de système
L’enjeu est immense. L’Afrique compte près d’une trentaine de bourses de valeurs en activité, avec une capitalisation boursière globale encore modeste au regard du poids démographique et du potentiel économique du continent. La liquidité se concentre sur quelques grandes places, tandis qu’une majorité de marchés restent étroits, peu liquides et dominés par un nombre limité de grandes capitalisations, souvent issues des télécoms, de la banque ou des matières premières.
Dans cet environnement, la fragmentation est devenue un handicap systémique. Elle renchérit le coût du capital pour les entreprises africaines, limite les possibilités d’introductions en bourse, freine le financement de long terme et fragilise la gestion de l’épargne retraite ou de l’assurance-vie sur le continent. Les économies francophones n’y échappent pas, malgré des plateformes régionales comme la BRVM ou la BVMAC, qui peinent encore à atteindre une taille critique.
La rencontre des 18 et 19 novembre se positionne comme un forum de réalignement entre la BAD, les bourses africaines, les régulateurs et les grandes maisons de capital-investissement et de capital-risque actives sur le continent. Elle doit permettre de passer d’une logique de projets isolés à une réflexion globale sur l’architecture financière africaine, intégrant régulation, produits, infrastructures de marché et rôle des banques.
La BAD veut passer du financement de projets à l’ingénierie de marché
Depuis plusieurs années, la BAD a progressivement élargi son intervention des seuls prêts souverains vers le soutien aux marchés de capitaux, via des lignes de financement dédiées, des fonds techniques pour le développement des marchés et des projets d’intégration boursière. Elle soutient notamment des initiatives de connexion entre bourses africaines pour faciliter le trading transfrontalier et la circulation des capitaux dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine.
Avec cette première rencontre structurée entre la BAD et les Bourses africaines, l’institution franchit un palier. Il ne s’agit plus seulement de financer des projets techniques, mais d’ouvrir un chantier d’ingénierie de marché. Cela passe par l’harmonisation des règles de cotation et de divulgation, la standardisation des produits de dette et de capital, la structuration de fonds indiciels panafricains, la promotion d’obligations vertes ou sociales, notamment en monnaie locale, ainsi que le développement de marchés secondaires plus profonds et plus liquides.
Pour les banques commerciales et les groupes bancaires régionaux, très présents sur les places francophones, cette stratégie peut transformer le modèle économique. Elle ouvre des perspectives de syndication plus large des émissions obligataires, de titrisation d’actifs et de distribution de produits de marché à une clientèle d’épargne de masse encore largement sous-exploitée.
Refonder l’architecture financière : de la liquidité locale à l’échelle continentale
La notion d’architecture financière renvoie à l’ensemble des briques qui structurent le financement de l’économie : banques, marchés de capitaux, institutions de garantie, infrastructures de paiement, cadres prudentiels et régulation macro-prudentielle. Pour la BAD, il devient indispensable d’articuler ces briques à l’échelle régionale et continentale si l’Afrique veut financer ses besoins en infrastructures, en industrialisation et en transition énergétique.
Le continent dispose déjà de volumes significatifs d’actifs sous gestion au sein des fonds de pension, compagnies d’assurances et autres investisseurs institutionnels, mais ces ressources restent sous-investies dans les marchés de capitaux locaux. Réorienter une partie de cette épargne vers des obligations corporates, des sukuk, des green bonds ou des fonds d’infrastructure cotés figure au cœur des discussions entre la BAD, les bourses et les gestionnaires d’actifs.
Pour les Bourses africaines, la refondation annoncée passe aussi par un changement de paradigme. Il ne s’agit plus seulement d’être des plateformes de cotation, mais de devenir de véritables plateformes de solutions de financement, capables d’attirer les PME, les entreprises familiales, les fintechs et les champions régionaux, et pas uniquement les grands groupes historiques ou les filiales de multinationales.
Un moment politique pour la présidence Ould Tah
La réunion arrive à un moment charnière pour la gouvernance de la BAD. L’élection de Sidi Ould Tah a été perçue comme un signal de continuité dans les priorités stratégiques, mais avec un accent renforcé sur la mobilisation de capitaux privés et le rôle des marchés. Dans un environnement marqué par la réduction de certaines contributions extérieures et la montée des risques sur la dette souveraine, la Banque cherche à se positionner comme un catalyseur de l’épargne africaine plutôt que comme un simple canal d’aide.
En réunissant autour d’une même table bourses, banques régionales et fonds d’investissement, la présidence veut envoyer un message : la BAD n’est pas seulement la banque des États, elle entend devenir le pivot d’un écosystème où les marchés financiers africains jouent pleinement leur rôle de relais de financement de long terme. L’ambition est aussi de faire émerger une voix africaine plus forte dans les débats globaux sur la régulation financière, la notation de crédit et la valorisation des risques liés au continent.
Un test pour les marchés francophones
Pour l’espace francophone, cette rencontre constitue un test stratégique. Les acteurs bancaires de la zone UEMOA et de la CEMAC plaident depuis des années pour une meilleure liquidité sur les marchés, une base d’investisseurs plus diversifiée et des produits mieux adaptés aux réalités locales. La BRVM et la BVMAC, plateformes régionales, sont souvent considérées comme des laboratoires de l’intégration financière, mais restent confrontées à des volumes d’échanges limités et à une présence encore timide des PME cotées.
La participation de banques régionales, de holdings bancaires panafricaines et de fonds de capital-investissement actifs en Afrique de l’Ouest et centrale ouvre la voie à des partenariats concrets. Il peut s’agir par exemple de programmes conjoints destinés à amener des champions nationaux à la cote, de mécanismes de garantie partielle pour les émissions obligataires d’entreprises ou encore de cadres harmonisés pour la cotation de véhicules de capital-investissement ou de dette structurée.
La question clé, à l’issue des deux jours de travaux, sera celle du suivi opérationnel. Le continent a vu naître plusieurs initiatives d’intégration et de coopération boursière, souvent ralenties par la lourdeur réglementaire, la fragmentation des systèmes juridiques et la réticence de certains États à mutualiser une partie de leur souveraineté financière. Le défi sera de transformer ce rendez-vous de haut niveau en une feuille de route précise, dotée de financements, de délais et d’objectifs mesurables.
Si ce pari est tenu, la première rencontre structurée entre la BAD et les Bourses africaines pourrait marquer le point de départ d’une nouvelle phase pour les marchés financiers du continent, où les places francophones auront un rôle décisif à jouer dans la construction d’une architecture financière africaine intégrée, liquide et tournée vers la croissance.
Patrick Tchounjo



