CEMAC : la Commission de la concurrence met sous surveillance l’appétit d’AGL dans la logistique

En Afrique centrale, la bataille de la compétitivité passe autant par les quais des ports que par les bureaux des régulateurs. La Commission de la concurrence de la CEMAC vient d’annoncer qu’elle examine une nouvelle opération de croissance externe d’Africa Global Logistics (AGL) dans la logistique régionale, avec un périmètre qui touche des secteurs stratégiques : manutention portuaire, transport maritime et transit régional.
Derrière ce dossier, c’est un double enjeu qui se dessine. Pour AGL, il s’agit de consolider une position déjà dominante sur plusieurs maillons de la chaîne logistique. Pour la CEMAC, l’enjeu est de vérifier si cette dynamique de consolidation reste compatible avec les objectifs de concurrence, d’accès non discriminatoire aux services et de compétitivité des économies de la sous-région.
Une opération au cœur des flux physiques et financiers de la région
En visant des activités comme la manutention portuaire, le transport maritime et le transit régional, AGL se place au centre des flux qui conditionnent le coût et la vitesse du commerce en zone CEMAC. Ports, terminaux, entrepôts, plateformes logistiques et services de transit structurent la circulation des marchandises, qu’il s’agisse de conteneurs, de vrac minéral ou de produits pétroliers.
Dans beaucoup de pays de la sous-région, la logistique est déjà marquée par une forte concentration autour de quelques opérateurs internationaux. Chaque nouvelle acquisition peut donc modifier l’équilibre concurrentiel sur des marchés où la frontière entre taille critique et position dominante est étroite. Pour les importateurs, exportateurs et chargeurs, cette configuration influence directement le niveau des tarifs, la qualité des services et la capacité à négocier.
L’asymétrie est tout aussi visible sur le plan financier. Un groupe intégré comme AGL dispose d’une capacité de levée de fonds – bancaires et obligataires – sans commune mesure avec celle des opérateurs locaux indépendants. L’issue de ce type de dossier conditionne donc aussi la structure des contreparties pour les banques commerciales, les banques de développement et les investisseurs qui financent la logistique.
Un test pour l’effectivité du droit de la concurrence en CEMAC
L’examen de cette acquisition s’inscrit dans un cadre juridique désormais posé : règlements communautaires sur les concentrations économiques, pouvoirs d’enquête et d’analyse confiés à la Commission, consultation des acteurs potentiellement affectés. C’est l’une des premières fois qu’un mouvement stratégique d’un major de la logistique est officiellement soumis à ce filtre régional.
La portée est autant symbolique que pratique. Symbolique, parce que la CEMAC envoie le message que, même dans des secteurs dominés par quelques groupes globaux, la logique communautaire prime sur les négociations bilatérales entre entreprises et États. Pratique, parce que la décision finale – autorisation pure, autorisation avec engagements, voire blocage – donnera un signal clair sur le niveau d’exigence du régulateur.
L’analyse de la Commission devrait se concentrer sur quelques questions clés : quelle est la part de marché combinée d’AGL après l’opération dans la manutention portuaire, le transport maritime régional ou le transit ? Existent-il des concurrents crédibles capables de proposer des services alternatifs ? Les barrières à l’entrée sont-elles telles qu’un nouvel acteur pourrait difficilement émerger ? Quel serait l’impact sur les tarifs, les délais et la qualité de service pour les usagers finaux ?
Entre besoin d’investissements lourds et risque de rente logistique
Du point de vue économique, le dossier est loin d’être simpliste. Les États de la CEMAC ont besoin d’investissements massifs pour moderniser leurs ports, renforcer leurs corridors, digitaliser les procédures douanières et sécuriser les chaînes logistiques. Peu d’acteurs ont la taille de bilan, les compétences techniques et la capacité de structuration financière d’un groupe comme AGL.
Mais la recherche d’investisseurs capables de financer des terminaux sur 20 ou 30 ans ne peut se faire au prix d’une rente excessive sur la logistique régionale. Si un opérateur devient incontournable sur plusieurs ports, plusieurs segments et plusieurs corridors, le risque est de voir se former une sorte de “péage logistique” qui renchérit durablement les coûts de commerce extérieur, au détriment des entreprises et des consommateurs.
C’est cette ligne de crête que la Commission de la concurrence devra tracer : laisser jouer la logique de consolidation nécessaire pour porter des investissements lourds, sans basculer dans une structure de marché verrouillée où l’effet de levier financier d’un seul groupe se transforme en pouvoir de marché incontrôlé.
Un précédent qui pèsera sur les prochaines grandes opérations
Au-delà du cas AGL, la manière dont la CEMAC traitera ce dossier servira de précédent pour d’autres secteurs en recomposition rapide : télécoms, BTP, énergie, voire services financiers. Si la Commission se montre capable d’imposer des conditions claires ( cessions d’actifs, engagements sur les tarifs, garanties d’accès pour des concurrents) elle gagnera en crédibilité auprès des États, des opérateurs et des investisseurs.
Dans le cas contraire, le risque est de voir la politique de concurrence de la CEMAC perçue comme un simple décor institutionnel, sans capacité réelle à peser sur les structures de marché. Or, pour une sous-région à la recherche de compétitivité et d’intégration, la bataille des ports et de la logistique est tout sauf marginale : elle conditionne le coût du financement du commerce, la fluidité des flux physiques et, in fine, la capacité des économies de la CEMAC à attirer des capitaux productifs plutôt que de subir des rentes.
Patrick Tchounjo



